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Les autrices de théâtres et leurs oeuvres dans les dictionnaires dramatiques du XVIIIe siècle

Cet article fait suite à une communication donnée aux 1ères Rencontres de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Etude des Femmes de l’Ancien Régime), « Connaître les femmes de l’Ancien Régime. La question des recueils et dictionnaires » (Paris, 20 juin 2003, Université Américaine de Paris). Il a été publié en édition numérique sur le site de la SIEFAR.

Introduction

L’histoire des autrices de théâtre de l’Ancien Régime se présente comme l’histoire d’une disparition. Le choix du terme « autrice », en faisant résonance avec un autre féminin du théâtre, celui d’actrice, cherche ici à faire entendre cette problématique : actrice/autrice, deux figures antithétiques de l’imaginaire collectif longtemps mises en opposition dans un espace qui requérait pourtant, et avant tout, la complémentarité. Les destins opposés des deux mots reflètent en effet le sort réservé à ces deux figures. Les représentations de la comédienne et de la dramaturge, de la créature et de la créatrice se déclinent ainsi en une série de rapports dichotomiques qui aboutissent à cet état de fait : apparition pour l’une, disparition pour l’autre.

C’est au cours du XVIIe siècle, alors que la langue s’institutionnalise, qu’apparaît « actrice » (au sens de comédienne) et que commence la guerre faite à « autrice ». « Actrice » vient nommer les premières comédiennes qui font leurs débuts sur la scène française quand « autrice » est rejeté par les académiciens et hommes de lettres, alors que le théâtre s’apprête à accueillir ses premières dramaturges professionnelles. Le terme « actrice » est adopté sans difficulté, quand celui d’« autrice » est chassé, venant grossir la liste des noms féminins dont les grammairiens et théoriciens de la langue bannissent l’usage dans le nouvel ordre du langage. Dans le champ du réel, l’actrice, figure jusque-là exclue de la scène professionnelle, devient une figure du quotidien au théâtre tandis que l’autrice reste aux frontières de cet espace. L’actrice effectue son apparition dans une promesse de fête et de plaisir perpétuelle, l’autrice est invitée à rentrer dans l’ombre.

Le point de croisement de ces deux histoires, l’une ascendante, l’autre descendante, pourrait se situer au XVIIIe siècle, époque où s’invente l’Histoire du théâtre dont nous héritons aujourd’hui. En effet, si les divers recueils du XVIIIe siècle regroupés ici sous le terme un peu trop général de « dictionnaires dramatiques » indexent presque tous l’ensemble des dramaturges passées et présentes, du XVIe au XVIIIe siècles, une étude minutieuse permet de démonter les mécanismes d’effacement et de disparition des autrices, mécanismes déjà en germe, qui croîtront aux siècles suivants pour aboutir à l’édition de 1991 du Dictionnaire encyclopédique du Théâtre édité par Michel Corvin. Cet ouvrage de référence en la matière ne contient aucune notice consacrée à une dramaturge de l’Ancien Régime. Aux origines était l’autrice, à la fin ne reste que l’actrice.

Victimes de diverses offensives, les femmes dramaturges n’ont heureusement pas complètement disparu. Elles font même une réapparition spectaculaire depuis une quinzaine d’années, notamment pour ce qui concerne l’Ancien Régime. La première étape a été celle de leur recensement : Nadeige Bonnifet a réalisé un travail remarquable en 1988 en établissant la première liste pour son mémoire de DEA. Vint ensuite le répertoire, publié cette fois-ci et accompagné de notices plus détaillées, de Cecilia Beach en 1994, ainsi que la mise en ligne en 1999 d’une base numérisée par David Trott. Enfin, les éditions ont vu le jour : Perry Gethner a publié en 1993 la première anthologie de pièces d’autrices, et son deuxième volume, paru en 2002, complète cette première édition de 6 autres pièces . Une troisième anthologie, en 4 volumes, dans une collection de poche, est également en préparation, qui couvrira la période XVI-XVIIIe siècles, de Marguerite de Navarre à Olympe de Gouges.

Bien souvent, cette réapparition des autrices de théâtre s’est appuyée sur un travail de retour aux sources de l’histoire du théâtre, là où ces femmes et leurs oeuvres étaient encore visibles : dans ces dictionnaires dramatiques du XVIIIe siècle qui les indexèrent au même titre que leurs homologues masculins, avec ce souci d’exhaustivité qui les caractérise, afin de conserver la mémoire du théâtre avant que tout ne disparaisse. Ces recueils sont d’autant plus précieux qu’ils apportent une certaine légitimité à la figure de la dramaturge de l’Ancien Régime, en informant sur ses modes d’intervention dans l’espace social et culturel de l’époque. Ils fournissent donc des éléments pour reconstruire l’histoire des autrices, de leurs pièces, de leur réception, bref pour leur rendre leur place dans l’histoire du théâtre et de la littérature. Mais leur étude permet aussi de comprendre les modes discriminatoires qui se sont développés au fil du temps dans la construction de l’histoire du théâtre en France, et qui ont abouti à la disparition de ces femmes et de leur mémoire.

Conclusion

L’étude de ces recueils constitue donc une base d’informations essentielle pour répertorier ces femmes, entamer un travail de vérification et d’analyse des données. Elle permet également, dans un deuxième temps, de repérer la mise en place des mécanismes de discrimination sexuelle dans la construction de l’histoire du théâtre, à travers son évolution et l’analyse des différents discours portés sur les autrices et leurs oeuvres.

Ces recueils offrent surtout une légitimité aux dramaturges d’hier et d’aujourd’hui, celle consacrée par l’héritage et la transmission, dans une histoire qu’il reste encore à faire émerger et à consolider. En effet, si, de genre populaire, le théâtre est devenu genre élitiste, nous pouvons considérer, au regard des programmations des saisons théâtrales actuelles, que la place de la dramaturge contemporaine subit encore ces effets de disparition et de délégitimation. La part des pièces écrites par des femmes et représentées sur les scènes parisiennes pour la saison 2002-2003 atteignaient à peine 20% et tournait le plus souvent autour de 10 à 12 % sur les principales scènes publiques de la création contemporaine. Les éditions Actes Sud Papiers comptaient, parmi leurs dramaturges publiés dans le catalogue 2002, 78% d’auteurs et 22% d’autrices. Les Solitaires Intempestifs, édition spécialisée dans le théâtre contemporain, publiaient 85% d’hommes et 15 % de femmes. Le site Théâtrecontemporain. net référençait pour sa part 82% d’auteurs et 18% d’autrices ; dans les six derniers mois, parmi les pièces contemporaines représentées en France et mentionnées sur ce site, nous comptions 16% de pièces écrites par des autrices et 84% par des auteurs. Quant au Théâtre du Rond Point, qui se veut « un centre autour duquel se créent, tournent, s’incarnent et se renouvellent les idées d’aujourd’hui », il présentait dans sa programmation 2002-2003 (rubrique « Le Rond-Point des auteurs ») 4 autrices pour 38 auteurs, soit une part de 10%. Pour la saison 2003-2004, le pourcentage des autrices jouées dans ce théâtre tombait à 4%.

Devant ce constat, nous pouvons avancer qu’un des freins à la visibilité des dramaturges contemporaines tient aussi à cette absence d’héritage, à une histoire qui est celle d’une disparition, empêchant une certaine légitimité sociale et psychique face à l’acte d’écriture dramatique et à sa revendication. La dramaturge demeure inscrite dans une sphère à part, dans une zone d’exception culturelle qui échappe souvent aux réseaux de production officiels du théâtre contemporain.

Quelques chiffres permettront également de conclure sur une mise en perspective de cette histoire, d’hier à aujourd’hui : la représentation des autrices dans le dictionnaire de Charles de Mouhy en 1780 était de 3%. La représentation des autrices françaises, deux siècles plus tard, dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin en 1991 est également de 3% alors qu’il concerne les XIXe et XXe siècles ! Si le premier chiffre rend effectivement compte de la part de la production dramatique des femmes à cette époque, ce n’est bien sûr pas le cas pour le second. La visibilité de la dramaturge aujourd’hui, dans une histoire mixte du théâtre, est paradoxalement moindre que sous l’Ancien Régime.

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