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Le Paris des Femmes de 1900 et l’adoption du 1er Projet H/F…

Congres-Feministe-1900« Or, il est un fait : l’accès du théâtre est presque interdit aux femmes auteurs dramatiques. Antoine lui-même, en créant un théâtre pour les jeunes et contribuant à la rénovation du répertoire moderne, a pourtant repoussé, de parti pris, les œuvres des femmes. Tous les directeurs sont inflexibles lorsqu’il s’agit d’un dramaturge féminin. »

Lors de l’Exposition annuelle de 1900, s’est tenu le 2e Congrès international des œuvres et institutions féminines. A cette occasion, la parole fut donnée à Marya Chéliga, fondatrice d’un théâtre féministe, qui expliqua comment et pourquoi l’accès au théâtre était quasi interdit aux femmes dramaturges :

LA FEMME DANS LE THÉÂTRE

Rapport de Mme Marya CHÉLIGA.

Séance du samedi 23 juin 1900

Mme Pégard. — Mme Marya Chéliga est désignée tout naturellement pour nous parler du théâtre, car elle a fait à Paris l’essai d’un théâtre féministe, essai qui n’ayant pu être poursuivi, pour des raisons budgétaires, n’en a pas moins été une tentative des plus courageuses, et des plus dignes d’intérêt. La parole est à Mme Marya Chéliga.

Le théâtre antique n’admettait point des femmes comme actrices, sauf lorsqu’il s’agissait de ces spectacles sanglants dans les arènes, où les fauves dévoraient les chrétiens hommes et femmes, aux applaudissements de la foule. Mais les plus beaux rôles féminins, dans les tragédies grecques et latines, furent interprétés par des hommes. Ce furent des jeunes gens, qui, sous un masque peint, imitaient, tant bien que mal, la grâce et les sentiments féminins. Aujourd’hui, l’idée que M. Le Bargy, par exemple, puisse paraître devant nos yeux sous les voiles de la virginale Antigone, nous parait franchement comique; cependant les anciens ne trouvaient pas cela si ridicule, puisque c’était l’usage général ; l’humanité, ancienne ou moderne, est soumise aux usages plus qu’à tous les considérants du bon sens et de la logique.

De nos temps, nous avons, il est vrai, la satisfaction d’entendre au théâtre la voix féminine. De vraies femmes expriment les sentiments divers dictés par les auteurs.

Mais voilà, dans le théâtre moderne, si perfectionné qu’il soit, une lacune existe, qui me semble comparable à l’erreur du théâtre antique. Elle me parait très importante, c’est pourquoi j’essaie d’attirer l’attention du Congrès sur ce sujet.

Le théâtre, à l’époque actuelle, est non seulement le miroir artistique de la société qui y voit le reflet de ses défauts et de ses qualités, mais aussi et surtout, c’est la meilleure des tribunes, où l’humanité exprime ses doléances et fait connaître ses aspirations. Le théâtre a une influence morale considérable, qui devient parfois très immorale, il serait hypocrite de le nier. Un auteur dramatique, par son œuvre au théâtre, plaide souvent une cause devant le public, mieux qu’un avocat devant les tribunaux. Toute une foule rit ou pleure au théâtre en suivant le raisonnement d’un dramaturge capable de subjuguer l’imagination de son auditoire.

Or, il me semble injuste que, sauf quelques rares exceptions, l’homme seul soit admis à communiquer ainsi au public ses états d’âme, sa façon de penser, de juger tous les événements de la vie.

Je suis certaine qu’il y a beaucoup de situations dans la vie, et par conséquent au théâtre, où la femme est loin d’avoir les mêmes sentiments et les mêmes opinions que l’homme. Il serait, je crois, intéressant et même instructif de l’entendre raconter elle-même ses impressions, ses joies et ses douleurs, ses déceptions et ses espérances, voire ses griefs contre l’autre moitié de l’humanité.

Sans prétendre que les femmes puissent créer d’emblée des chefs-d’œuvre comparables à ceux dont les hommes ont d’ores et déjà doté la littérature dramatique, j’ai la conviction qu’un auteur féminin n’aurait jamais mis dans la bouche d’une femme, cette si célèbre bien que si absurde réplique : « Et s’il me plaît d’être battue ? » *

Aucune femme au monde n’aime à être maltraitée, et, en ceci, les femmes ressemblent aux hommes.

Je ne conteste point que Molière et toute la pléiade d’illustres auteurs dramatiques donneront, maintes fois, des preuves d’une connaissance approfondie du cœur féminin.

Il y a des auteurs dramatiques en France et à l’étranger qui, avec la plus haute impartialité et la plus incontestable maîtrise, font vibrer la note humanitaire, et s’élèvent contre tous les abus de pouvoirs, contre l’autorité maritale, la fausse éducation et la fausse morale. Et certes, les femmes doivent professer à l’égard de ces défenseurs de leur droit à la justice et au bonheur, la plus grande reconnaissance et la plus fervente admiration : Paul Hervieu, Jules Case, Capus, Brieux ont mérité les enthousiasmes que le public féminin manifeste aux représentations de leurs œuvres. Mats puisqu’il y a beaucoup d’auteurs, et de très applaudis aussi, qui s’acharnent à attaquer le genre féminin, à le charger de toutes les iniquités et de tous les crimes, ne serait-il pas équitable de laisser parfois la parole à l’accusée ? de nous permettre, à nous autres femmes, de nous « raconter » un peu à notre tour ?

Trouveriez-vous naturel, juste et suffisant, qu’aux questions posées à une malade par son médecin : « Où souffrez-vous ? d’où vient votre malaise ? comment vous sentez-vous ?» la réponse ne vienne que par l’intermédiaire d’un père, d’un frère, d’un mari ou d’un ami de la patiente ? Eh bien il me semble aussi illogique de ne pas laisser à la malade la liberté de raconter elle-même ses maux, que de ne pas permettre à la femme de confier directement ses idées à la société, ce présumé médecin de nos souffrances.

Or, il est un fait : l’accès du théâtre est presque interdit aux femmes auteurs dramatiques. Antoine lui-même, en créant un théâtre pour les jeunes et contribuant à la rénovation du répertoire moderne, a pourtant repoussé, de parti pris, les œuvres des femmes. Tous les directeurs sont inflexibles lorsqu’il s’agit d’un dramaturge féminin. Il faut avouer que les directrices ne sont guère plus abordables que leurs collègues masculins. Refuser le manuscrit sans prendre la peine de le lire, c’est l’usage adopté dans tous les cabinets directoriaux en ce qui concerne les auteurs inconnus ; cependant ceux-ci, avec quelques protections, peuvent aspirer à vaincre la résistance des patrons de grands et de petits guignols. Mais pour l’auteur femme, peine perdue ! C’est décidé d’avance que depuis la mort de George Sand et de Mme de Girardin, aucune femme ne saura faire une œuvre dramatique, digne de la représentation dans un théâtre qui se respecte !

J’ai fondé, il y a deux ans, un théâtre « à côté », destiné à donner aux femmes dramaturges et compositeurs, la possibilité de faire connaître leurs œuvres, et d’arriver, par cette petite porte, à franchir le seuil de tous nos grands édifices consacrés à l’art dramatique. Le Théâtre Féministe par son véritable succès, confirmé par la presse, donna raison à ma thèse. L’épreuve fut convaincante en ceci : que les femmes dramaturges existent, et qu’elles ont beaucoup de talent ; puis, elles ont vraiment quelque chose de tout à fait personnel à dire au public qui les écoutait attentivement. J’ai pu observer, en lisant un grand nombre d’œuvres dramatiques qui me furent envoyées par des femmes, qu’elles apportent au théâtre des idées humanitaires très élevées. Je crois que le théâtre de la femme ne sera jamais aussi immoral que celui de l’homme. Un idéalisme très sincère inspire la plupart des œuvres féminines, et souvent leur cœur parle d’une façon touchante et sublime. Cet n’est pas toujours habile, mais souvent d’une intensité sentimentale toute particulière et d’une observation très judicieuse. I1 y a un élément nouveau dans les oeuvres dramatiques féminines, et cet élément n’est pas à dédaigner.

Malheureusement, malgré le succès, malgré mon attachement à cette œuvre que je crois utile, le Théâtre Féministe a été forcé de suspendre ses représentations, faute de ressources pécuniaires. Les spectateurs gratuits furent beaucoup plus nombreux que les abonnés; les frais furent considérables. La solidarité féminine n’est pas encore la note dominante dans l’esprit de mes contemporaines. Je ne pouvais que laisser la charge trop lourde pour mes épaules… mais je n’ai pas abandonné l’idée, persuadée de son utilité et de son importance.

Je forme le vœu que dans chaque pays où les femmes dramaturges se voient « par principe » éloignées du théâtre, un cercle dramatique soit fondé, dans le but de faire connaître au public la pensée et le génie féminins.

(Applaudissements.)
Mme Pégard. — Vous avez entendu le vœu qui termine le rapport de Mme Marya Chéliga, je mets ce vœu aux voix.

(Adopté.)

En 2006 et 2009, les rapports Reine Prat, chiffres à l’appui, ont fait un état des lieux guère plus optimiste que celui de Mme Marya Chéliga… 110 ans plus tard, les femmes dramaturges se voyant toujours « éloignées du théâtre», le vœu adopté par ce Congrès s’est réalisé, avec la création des premiers H/F et le festival Paris des Femmes :

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Signer le Manifeste H/F Île-de-France 

Découvrir le festival Paris des Femmes

Lire l’ensemble des Actes du 2e Congrès des oeuvres et institutions féminines, Paris, 1910.

* Molière, Le Médecin malgré lui, rôle de Martine, acte I, scène 2.

1 commentaire pour “Le Paris des Femmes de 1900 et l’adoption du 1er Projet H/F…”

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