Cet article a paru dans la Revue des Études rétiviennes, n° 37, déc. 2005, p. 173-220
Introduction
«J’aperçus au-dessus d’un corridor un joli petit être, vif, sémillant, qui me donna l’idée d’une femme écureuil.»
C’est ainsi que Rétif de la Bretonne esquisse le portrait de Mlle de Saint-Léger (dénommée Saintvent) dans Les Nuits de Paris lorsqu’il se rend pour la première fois à son domicile. La vision onirique et fugace de cette scène retranscrit sur un mode littéraire et fantasmatique une relation qui fut brève mais moins anecdotique qu’il n’y paraît. Mlle de Saint-Léger intervient quelques mois dans la vie de Rétif, le temps d’échanger lettres et rendez-vous, au théâtre ou chez les parents de la jeune femme. Très vite, l’orage éclate suite à une brouille littéraire au sujet de La Dernière aventure. Le texte déplaît à Mlle de Saint-Léger. Rétif se vexe, prend mal la critique, et publie dans La Prévention Nationale une lettre en latin offensante pour Mlle de Saint-Léger, qui est peinte comme une perfide, une intrigante et une traîtresse. Scénario un peu raccourci ici, et qui prendra en fait plusieurs aspects, souvent contradictoires, dans l’œuvre rétivienne
La relation entre Mlle de Saint-Léger et Rétif de la Bretonne y tient en effet une place signifiante. La rencontre de ces deux auteurs est instructive à plus d’un titre : elle éclaire leurs rapports à la création, le parcours littéraire d’une jeune autrice à la fin du XVIIIe siècle, et la place des femmes dans l’œuvre rétivienne, en particulier celle des autrices de théâtre. Un imaginaire littéraire commun les rapproche, une sensibilité pré-romantique où le vice et la vertu se partagent les rôles et s’interrogent mutuellement. Rétif affronte ainsi une figure d’autrice qui lui ressemble. Femme désirable et désirée, jeune écrivaine à la fois admirée et jalousée par Rétif, elle deviendra très vite la traîtresse « Félisette », révélant toute l’ambivalence rétivienne devant la figure de l’écrivaine.
En dehors d’un intérêt biographique certain, l’étude de l’apparition de Mlle de Saint-Léger et de ses « clones » dans l’œuvre de Rétif conduit également à démêler les jeux de puzzle et de mise en abyme récurrents qu’il met en place, tissant une ronde féminine où chaque femme naît de la précédente, où chaque ombre féminine fusionne avec la suivante. Sara, Mlle de Saint-Léger, Félicité Mesnager : trois femmes que Rétif coud ensemble par un savant jeu de procédés fictionnels et scripturaux.
C’est aussi dans ce jeu de fusion qu’émerge une généalogie féminine où les écrivaines de l’époque se promènent au détours des textes rétiviens. Mlle de Saint-Léger écrit pour le théâtre. Sara aussi. Mais également Agnès Lebègue dans La Femme infidèle, Élise Tulout dans La Fille d’esprit, sans oublier Mme Thalie et la Grâce Aglaé dans la 245e nouvelle des Contemporaines : autant d’évocations de la femme dramaturge telle que la conçoit Rétif, et qui témoignent effectivement des représentations que l’on s’en fait dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
À la lumière des éléments fournis par l’œuvre rétivienne et des nouvelles recherches bio-bibliographiques sur Mlle de Saint-Léger, nous nous proposons dans un premier temps de présenter la vie et l’œuvre de l’autrice afin d’éclairer l’intérêt de Rétif pour cette jeune personne. En second lieu, nous étudierons ses modes d’intervention dans les textes de Rétif. À travers les différentes inscriptions de Mlle de Saint-Léger, nous souhaitons en effet revenir sur quelques mécanismes de la création littéraire chez Rétif et sa mise en fiction du biographique. Mlle de Saint-Léger mettant en jeu les rapports de Rétif aux écrivaines, nous conclurons alors sur l’attention particulière portée à la figure de la dramaturge, à travers les portraits des différents personnages féminins pratiquant l’écriture théâtrale dans les textes rétiviens.