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Deux femmes de l’Ancien Régime osent « Autrice » !

Nouveau Journal des dames,

Par Mme de Beaumer

février 1762

 

Lettre de Mlle Corr** à Mad. De Beaumer, Autrice du Journal des Dames

Madame,

Tout le monde convient qu’il y a quantité de termes dans notre Langue qui devraient exister, et auxquels il ne manque que l’usage pour leur donner de l’authenticité. La carrière que vous courez vous met à portée et en droit de faire valoir les termes féminisés d’Auteur et d’Éditeur. Comme ils sont bons par principe et par analogie, il ne faut qu’une autorité pour fixer cet usage.

Vous vous intéressez trop à la gloire de votre sexe, pour ne pas revendiquer ces termes. Il est en effet déshonorant pour les Dames que ces mots ne soient pas familiers, surtout depuis qu’elles ont, par leurs travaux, mérité un rang dans la Littérature ; et qu’à certains égards, elles égalent au moins les hommes, qu’elles surpasseraient sans doute si on n’avait pas cherché, par la tâche qui leur est confiée dans la société, à les éloigner des sciences et des travaux littéraires. Il est évident que c’est au peu d’usage que ces termes ont paru avoir dans la société qu’ils doivent leur oubli. La négligence, je le dirai même, l’injustice, a été poussée au point que jusqu’aux termes des arts auxquels quelques femmes s’appliquent, les qualifications leur ont été refusées, comme si ces cas étaient trop peu fréquents, pour qu’il fût nécessaire d’en usiter les dénominations. Suffira-t-il toujours, sans fondement, de s’appuyer seulement sur l’usage, s’il est vicieux ? Et comment pourrait-on se refuser d’admettre les termes d’Éditrice et d’Autrice, d’après les exemples nombreux de la formation, par principe, des termes de protectrice, de bienfaitrice, de coadjutrice, d’actrice, etc., tandis qu’on a été jusqu’à féminiser des termes de dignités qui ne sont point personnels aux femmes, comme Mad. la Présidente, Mad. la Conseillère, la Maîtresse des Comptes, Mad. la Maréchale, Mad. la Commandante, Mad. la Gouvernante, etc. ?

Qui peut nous engager à parler un jargon suisse ? Ne doit-on pas aimer autant entendre dire mon femme, qu’une femme auteur ? Je puis vous assurer que toutes les fois que je me suis conformé à cet usage vicieux, j’ai senti de la répugnance à prononcer ces solécismes. J’en appelle à tous les hommes pour savoir s’ils n’ont pas souhaité, pour les règles de notre Langue, qu’il y eût une dénomination particulière pour désigner une femme qui travaille à acquérir un droit de bourgeoisie dans la République des Lettres, ou qui s’applique à quelqu’autre occupation familière aux hommes.

 Un grammairien me fit une objection qui m’avait un peu déconcertée : il convenait de la justice de ma prétention, mais il demandait pourquoi, féminisant ces termes, on ne dirait pas aussi bien Auteuse, Editeuse, comme de menteur on faisait menteuse, et de radoteur, radoteuse, etc. Mais un autre savant en cette partie, auquel j’ai fait part de cette difficulté, m’a dit que cela dépendait de la langue latine, et que la plupart des mots, dans cette langue, qui se terminaient en or, comme Auctor, Editor, avaient leur féminin en trix, qui devait se rendre en français par trice. Vous voyez bien par mon style, si je soutiens cette cause, que je suis sans prétention de mériter jamais ces titres. Mais je m’intéresse bien vivement à la gloire de mon sexe, et cela m’a suffi pour vous ébaucher cette idée. Je laisse à des plumes plus élégantes, plus érudites, à disserter sur cette matière.

Je suis, etc.

Réponse de Madame de Beaumer

 J’ADOPTE le nom d’Autrice et celui d’Éditrice, Mademoiselle, étant bien aise de saisir cette occasion pour faire voir à Messieurs nos Beaux-Esprits, que je ne suis pas si incertaine que l’Académie, qui n’osa prononcer sur vingt-et-un, et sans que Richelet franchît la barrière, on dirait encore vingt-un. En effet, Mademoiselle, Auteur et Editeur ne conviennent point à des femmes : il semble que les hommes aient voulu nous ravir jusqu’aux noms qui nous sont propres. Je me propose donc, pour nous en venger, de féminiser tous les mots qui nous conviennent. Si nos bonnes anciennes ont, par politesse ou par crainte de ceux qui se disent nos maîtres et qui veulent décider de tout, souffert que les hommes réglassent la langue, je ne serai ni aussi polie, ni aussi soumise, à moins qu’ils ne s’accordent avec la raison, qui s’offense d’entendre appeler une femme Auteur. Autant faudrait-il dire un femme : les puristes ne devraient pas être plus choqués de l’un que de l’autre. J’en demande la décision à nos Dames de la Cour et de la Capitale, qui parlent avec tant de pureté. Cette question intéressant les prérogatives de mon sexe, dont je soutiens les droits, nos dames autrices célèbres, telles que les Du Bocage et les Puisieux, m’obligeront beaucoup de mettre ces noms en usage. Et je menace les hommes d’en appeler à leurs tribunaux littéraires, s’ils osent me chercher quelque chicane à ce sujet.

[p.126-131]

… et vous ?

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                                                               sur la longue Histoire du féminin « autrice »….

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