Suite aux représentations de sa première pièce de théâtre, intitulée Les Vivants, Henri Troyat fut sollicitée par une romancière, qui lui demanda s’il lui conseillait de renoncer au roman pour se consacrer au théâtre. L’écrivain lui répondit dans une lettre datée du 27 juin 1946 :
A ce propos, avez-vous remarqué que les romancières sont légions, alors que les femmes de théâtre sont rares ? Comment expliquer cette défection de vos consoeurs dans un genre qui, de prime abord, ne semble pas devoir leur être interdit ?
Est-ce le syndicat des directeurs de salles qui oppose un barrage farouche à la montée de leurs manuscrits ? Est-ce un hasard misogyne, ou quelque autre malchance, qui les condamne à l’expression typographique de leur pensée ? Ou fait-il cherche l’explication de ce mystère dans la nature même du génie féminin ? Cette dernière hypothèse me paraît être la bonne. Le roman est le moyen d’expression le mieux adapté aux possibilité littéraires de la femme. Et cela parce qu’il ne suppose aucune règle précise de temps, de décor ou d’action. La femme qui écrit un roman aborde l’histoire qu’elle désire conter dans un sentiment de vacance heureuse. Elle ne cherche pas à dominer ses personnages et son intrigue. Elle se laisse dominer par eux avec volupté. Aucun souci d’équilibre ne saurait l’empêcher de prolonger d’une trentaine de pages l’émoi de son héroïne en face de l’amant idéal ou du pommier en fleur. Ce comportement, à la fois abandonné et goulu, enrichit l’oeuvre des romancières d’une poésie indéniable. Mais cette poésie est à sens unique. Je vais tenter de m’expliquer. Les romancières – en général – ne savent parler que d’elles-mêmes et des autres femmes. L’homme, dans leurs livres, n’est observé que de l’extérieur, condamné ou gracié par la sensibilité féminine. Y a-t-il beaucoup de romancières qui aient réussi à s’identifier à un homme ? (le fameux : « Mme Bovary, c’est moi ») […] L’anthropologie de l’auteur mâle peut être masculine ou féminine. L’anthropologie de la romancière est essentiellement dédiée au sexe faible.
Or, l’auteur dramatique, s’il veut réussir, doit être doué d’une intelligence polymorphe. Il doit pouvoir s’incarner aussi bien dans un général grincheux que dans une pucelle flexible et rêveuse. Il doit pouvoir se faire oublier, sur commande, pour qu’on commence à croire au personnage qu’il a animé. Une femme auteur dramatique saurait-elle se faire oublier ? Ajoutez à cela qu’un écrivain dramatique ne dit pas ce qu’il veut dire, mais ce qu’il peut dire. Sa verve est constamment arrêtée par des soucis de lieu, de temps, d’intérêt… L’art du théâtre, c’est de la fantaisie dirigée, du lyrisme chronométré. Comment concilier l’imagination fluide de la femme avec ce métier mécanique et ardu ?
A bonne entendeuse…