En février 1913, il y a exactement cent ans, paraissait dans la revue Les Tendances nouvelles ce manifeste de Valentine de Saint-Point, issu d’une conférence qu’elle donna à l’université populaire « La Coopération des idées », le 2 décembre 1912.
Hommage à une figure oubliée de l’Histoire, arrière-petite-nièce de Lamartine, avant-gardiste et personnalité majeure du Futurisme en France, à la fois écrivaine, poète, peintre, dramaturge, critique d’art, chorégraphe, modèle, interprète, art-performeuse, théoricienne, philosophe, conférencière, journaliste, théologienne, militante politique… dont il est grand temps de ressusciter la mémoire.
« Si le théâtre moderne – à part quelques tentatives plus ou moins heureuses – était autre chose que la copie de jeux de salons parisiens, et la représentation superficielle des mœurs mondaines ou populaires, on pourrait s’étonner du rôle si mesquin que les auteurs dramatiques assignent à la femme.
Jamais celle-ci, dont l’influence est prépondérante dans la vie, ne fut représentée plus insuffisamment.
Sous d’élégants oripeaux, au théâtre, elle n’est qu’un jouet, jouet de l’homme, jouet des événements, et parfois jouet récalcitrant et malfaisant, mais toujours jouet par son inconscience.
Il serait trop long de rappeler l’historique du théâtre, des Grecs jusqu’à nous, mais il en ressort que, jamais peut-être, la femme ne fut plus annihilée au théâtre. Certains dramaturges ne lui accordèrent pas un rôle prépondérant, d’autres ne l’admirèrent que comme élément passionnel, et alors elle se parait de la force de la Fatalité, mais jamais comme aujourd’hui, elle ne fut évoquée presque exclusivement comme objet de plaisir, en prenant ce mot dans le sens le plus superficiel […].
Elle s’y révèle – dans tous ses gestes amoureux, dans tout ce qu’elle peut donner d’agrément ou de colère par le plaisir à l’homme superficiellement dominateur – victime-proie de l’homme ou d’une convention, animal malfaisant, courbé sous le joug de la vie, sous la fascination du plaisir, ou toujours satisfaite de l’illusoire supériorité qui lui donne l’air de dominer la vie des hommes.
Presque toujours évolue sur la scène la femme de chaise-longue, ou d’outrance factice, aux caprices enfantins, qui n’use de son influence sur l’homme que pour l’abaisser ou l’avilir, poupée jaboteuse, sentimentale ou perverse, mais d’une sentimentalité ou d’une perversité à fleur de peau où le cœur et les sens sont étrangers – et toujours inconsciente. Le théâtre contemporain, qui a un amour exagéré et fastidieux pour l’adultère, y fait aller la femme sans plus de réflexion ou de préparation qu’un à un thé. Sans passion et sans vice, la petite femme prend un amant parce que c’est élégant, ou simplement par curiosité de quelques amusements nouveaux.
Si par malchance, ou plutôt parce que cela fournit quelque action à la scène, son geste banal est divulgué et déchaîne des catastrophes, si sa situation de femme mariée est compromise, alors la femme pleure comme un enfant surpris lorsqu’il commet une sottise, et comme lui, elle demande pardon.
Incapable de sentiments véritables, elle est presque toujours lâche devant les grandes conséquences de ses petits actes, conséquences jamais envisagées ni même prévues.
Quelquefois (il faut bien varier), rarement, elle les subit avec quelque élégance. Quelques-unes partent avec leur amant, ou acceptent aimablement le divorce, mais d’accord avec le public habituel de ces spectacles, qui, parce qu’il n’est pas habitué à être secoué par la violence des passions, aime que « tout s’arrange », elle préfère le dénouement du pardon.
Sur ce thème, presque toujours le même, les auteurs dramatiques un peu fanés et les jeunes qui s’efforcent de les copier dans l’espoir absurde d’une réussite semblable brodent quelques variations avec plus ou moins d’esprit, et le public, qu’on n’a pas accoutumé à penser, à s’élever au-dessus de sa vie coutumière au théâtre, applaudit parce qu’il reconnaît la majorité des petites femmes et des petites sentimentalités de ceux qui l’entourent. Car la femme moderne, affranchie des lourdes hypocrisies, fleurit plus dans ce qu’on nomme « le monde », et chez les ouvriers, que dans la bourgeoisie. Ce n’est pas dans le passé que le dramaturge doit choisir des « sujets », mais au moins à la limite de l’avenir, s’il n’est pas capable de prévoir.
Quant aux femmes, elles ne sont pas fâchées de se voir reproduire en gestes mesquins, de voir un public élégant sourire à leurs petits actes, de voir enfin leurs superficialités sanctionnées, magnifiées par l’esprit des auteurs, le luxe du décor et la beauté des interprètes. La vision de leur soi-disant médiocrité leur dispense l’orgueil des supériorités qu’elles se reconnaissent sur l’image qu’on a faite d’elles. Elles lui sourient avec condescendance et, devant elle, se sentent des héroïnes. Et puis, il en est peut-être encore qui aiment à être battues et méprisées ; celles-ci se pâment et applaudissent lorsqu’on fait dire à leur sosie que « la trahison de l’homme ne compte pas, que la leur seule est impardonnable » ou « qu’elles se détachent de l’homme qui les aime et adorent celui qui les trompe ou ne les regarde point ». Cela leur donne de l’importance. Comme si la vie n’avait point d’autres passions que celles que satisfait le plaisir amoureux !
Le public duquel on n’interprète pas sur la scène les tendances héroïques va au théâtre continuer sa charge. Il y revoit les fantômes de ceux qu’il coudoie dans la vie réelle, il n’oublie pas un instant son humanité, avec ses petites joies et ses petits soucis, il ne s’élève pas au-dessus de lui-même.
Sans doute, il est surtout, de par le monde, des êtres inconsistants et vides, mais pourquoi mettre à la scène de pareils fantoches ? Ne nous suffit-il pas de les coudoyer dans la vie réelle ? […]
S’arrêtant aux aspects nets et simples, tour à tour dominé ou dominateur, l’homme a classé les femmes en 2 catégories : celle qu’il sert et celle qui le sert, celle qu’il aime et celle qui l’aime ; la maîtresse et la servante. […]
En résumé, dans la vie, l’homme ne s’intéresse à la femme qu’à travers l’attitude qu’elle a vis-à-vis de lui, et exclusivement, que pour le rôle qu’elle joue dans son existence. Il ne songe pas qu’elle puisse avoir d’autre souci, d’autre volonté, que ceux d’être la femme de quelqu’un, de se donner. […]
L’auteur dramatique a remis à la scène, comme l’a fait le romancier dans ses livres, la femme telle que l’homme la voit dans la vie, soit en opposition à lui-même, mais toujours en rapport avec lui, et jamais comme être isolé et complet, jamais en tant qu’individu.
La passion étant moins multiple que l’individu, il a ainsi pu, dans une conception embryonnaire et presque enfantine, résumer l’innombrable femme en deux types.
Et voilà pourquoi, malgré tant de silhouettes féminines évoquées sur la scène, le Théâtre de la Femme est encore à écrire.
L’homme sait si peu imaginer la femme hors de l’amour tel qu’il le conçoit que, lorsqu’il veut mettre sur la scène une des grands figures de l’histoire ou de la légende, il l’imagine et la révèle à travers une fable d’amour, reléguant au second plan l’aventure qui créa l’héroïne, pour mettre au premier ce qui fut un incident dans sa vie, ou même ce qui ne fut pas. […]
Jusqu’ici, malgré toutes ses créations féminines, l’auteur dramatique n’a guère réalisé que le Théâtre de l’Homme. De la femme, il faut attendre le Théâtre de la Femme.
J’ai rêvé ce Théâtre. Je tente de le réaliser.
Il faut être indulgent à ceux qui, au lieu de profiter paisiblement des grandes routes, tracées et foulées par les générations précédentes et par les aînés, s’en écartent pour chercher une autre voie. Ils ont au moins de l’audace et du courage, vertus essentielles aux conquérants, si modestes soient-ils. Ils ne sont pas tous des triomphateurs, mais il ne faut pas sourire devant le sentier, si petit soit-il, que quelques-uns, parce qu’il y aura toujours des esprits insoumis qui préféreront aux belles routes battues les sentiers pittoresques et incertains, et aussi parce que des sentiers tracés peuvent devenir, grâce à ceux qui suivront et qu’ils auront tentés, de larges avenues. »
En savoir plus sur Valentine de Saint-Point
Site Vie et oeuvre de Valentine de Saint-Point
Lire l’intégralité du Théâtre de la femme, accompagné de ses autres manifestes :
Manifeste de la femme futuriste, suivi de Manifeste futuriste de la luxure, Amour et luxure, Le Théâtre de la Femme, Mes débuts chorégraphiques, La Métachorie, textes réunis, annotés et postfacés par Jean-Paul Morel, Éditions Mille et une nuits, Paris, 2005, 2€50.
Pour information…
Aucun nom de femme n’a été retenu dans la liste des commémorations 2012 en musique, littérature et beaux-arts.
Pour 2013, la « première liste d’anniversaire » indique deux femmes (naissance de Charlotte Delbo et mort d’Edith Piaf) pour 33 hommes, soit 6%…
Si vous avez des suggestions à faire au service interministériel des archives de France,
c’est ici ! :
http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/contact/
et ici (compte twitter du Ministère de la Culture) :