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Françoise-Albine Benoist : « les femmes du jour ne peuvent tirer aucun fruit de la comédie des Savantes ; au contraire, elles n’y trouvent que des raisons de se confirmer dans la répugnance qu’elles ont pour l’étude », 1757.

Journal en forme de lettres, mêlé de critiques et d’anecdotes, 1757, par Françoise-Albine Benoist (1730-1793), romancière, journaliste et autrice de théâtre

Deuxième lettre, du mercredi 9 février 1757.

A trois heures, comme je venais de passer dans mon cabinet pour faire la lecture, on m’a annoncé deux visites ; c’étaient MM. De… Nous avons beaucoup parlé de spectacles ; en sorte que cette conversation nous a conduit à faire la partie d’y aller : on donnait Les Femmes Savantes. Je vous dirai à mon honte que je n’ai vu ni lu aucune pièce de Molière. J’étais fort empressée d’en voir jouer. Je puis vous assurer que j’ai écouté avec toute l’attention dont je peux être capable. Je n’entreprendrai point de faire l’éloge de l’auteur, et encore moins celui de la pièce ; le mérite du poète et de l’ouvrage sont trop au-dessus de ce que je pourrais dire ; et d’ailleurs, les suffrages de toute la France ont assez immortalisé la mémoire de ce grand homme, sans qu’une ignorante et une femme (ce qui est bien pis) veuille encore donner du sien ; mais à moi permis, je crois, d’examiner les effets que produisent la morale et la critique de cette pièce. 

Je suis fort contente de la peinture du caractère de Philaminte, d’Armande et de Bélise, quoique les portraits soient un peu chargés ; n’importe, le ridicule dont elles se couvrent elles-mêmes, est bien propre à corriger celles qui, comme ces demi-savantes, veulent mettre de l’esprit partout, et qui, pour dire les choses les plus simples, ne se servent que de termes ambigus et peu intelligibles ; qui veulent que la pureté ou le précieux du langage règnent jusque dans les réponses d’un domestique ; qui font consister tout leur mince savoir à former un bizarre assemblage de mots précieux qui ne conviennent presque jamais à ce qu’elles veulent exprimer, qui souvent seraient fort embarrassées d’expliquer l’étymologie des termes dont elles se servent. Ces sortes de femmes, dis-je, devraient tirer de grands avantages de cette pièce. Les leçons tacites d’une comédie valent mieux, à mon avis, que toute la censure et les conseils de nos amis, parce que nous sommes assez injustes pour croire qu’ils sont intéressés à critiquer en nous les goûts qu’ils n’ont pas. Je crois pouvoir avancer qu’une seule représentation des Femmes savantes doit guérir celles qui ont la folie de vouloir passer pour telles. En voyant le tableau si ressemblant de leur manie, elles forment le sincère projet de détruire le mauvais vernis qu’elles se sont donné dans le monde. Ma chère Bonne, voilà le mieux. 

Je ne sais si ce que je vais vous dire, fera le bien, vous en jugerez : je veux parler de ces femmes qui n’ont encore fait qu’un pas de pygmée dans les sciences, qui sont retenues par la crainte de passer pour singulières ou par la honte de découvrir leur peu de capacité, qui sont incertaines entre le désir de s’instruire et le souhait tout naturel à une femme de se livrer aux douceurs du repos, qui cherchent à être encouragées dans le dessein qu’elles ont formé de s’appliquer à l’étude ou à être approuvées dans le parti qu’elles prendront, de rester dans l’ignorance. Pensez-vous, ma chère Madame, que ces femmes dont je vous parle, puissent faire leur profit de la comédie des Savantes ? Pour moi, je trouve que les effets qui en résultent, sont plus nuisibles qu’utiles, surtout par rapport à celles qui sont piquées de la noble émulation, je ne dis pas de se rendre célèbres ; car c’est une folle vanité, dès qu’on n’a que ce désir ; mais je dis, de se mettre en état de donner de l’ordre à ses idées, se rendre capable de penser, de réfléchir, d’étudier les hommes, de se connaître soi-même, d’être instruite de toutes les actions des grands hommes, savoir les mœurs et les usages de toutes les différentes nations, connaître tous les illustres auteurs anciens et modernes… 

Je crois qu’il y aurait de l’injustice, et qu’il serait déraisonnable de donner l’épithète de faux bel-esprit à une femme parce qu’elle aurait une teinture de ce peu de connaissances que je viens de tracer : cependant j’en connais une qui craint l’épigramme, et qui, à la représentation des Femmes savantes, a été toute étonnée d’entendre dire que la science d’une femme ne doit pas passer à savoir lire dans le livre de son ménage. L’applaudissement que tous les spectateurs ont donné à cette sorte de sentence, l’a totalement découragée, elle s’est bien promise de renoncer à l’envie qu’elle avait d’orner et de cultiver son esprit. Je vous ai exposé le mieux et le bien de la pièce ; je dis le bien, si c’en est un, que les femmes soient bornées et passent leur vie dans l’ignorance de toutes choses. Je vous prie d’examiner maintenant si l’observation que j’ai faite, est le mal de la pièce. 

J’ai vu des femmes qui n’ont paru donner leur attention à ce qui se disait sur le théâtre que quand Chrysalde est venu débiter cette longue tirade, où il reproche, à sa sœur l’enthousiasme qu’elle a pour les sciences les plus profondes et qu’elle ne sait pas un mot de ce qui se passe chez elle, ces femmes, tout enchantées de trouver une approbation publique dans l’indifférence qu’elles ont pour les connaissances les plus sublimes, ont tourné les yeux, d’un air gauchement malin, sur celles à qui elles soupçonnaient de l’amour pour les Lettres, et semblaient leur dire : « Vous voyez comme on critique les femmes qui se mêlent d’étudier et d’écrire. Ah que nous sommes heureuses de n’avoir point donné dans de pareilles extravagances ! » Enfin l’excès de leur satisfaction a paru s’augmenter, quand le mari de Philaminte a dit que le savoir d’une femme devait se borner à former l’esprit de ses enfants aux bonnes mœurs, à régler la dépense de sa maison, à entendre l’économie du ménage. Je les remarquais bien, et par leurs coups de tête, il m’était facile de deviner qu’elles se disaient : « oH oh ! nous savons cela et plus que cela, car nous jugeons à merveille de la beauté d’un équipage ; nous savons décider sur une nouvelle mode, lui donner du crédit quand elle nous est avantageuse ; nous entendons très bien le cérémonial des rangs ; nous connaissons celles qui nous doivent céder le pas, et les personnes que nous devons saluer avec le plus ou moins de politesse ou de hauteur ; nous n’ignorons pas non plus les plus petites anecdotes, secrètes et galantes;  et lorsqu’on en fait imprimer quelques-unes, nous les lisons fort joliment, avec tout le plaisir que donne la découverte des faiblesses des autres femmes, et quelque déguisés et impénétrables que soient les noms, nous allons vite à l’application, et nous devinons aisément les acteurs de la scène ; quelquefois aussi nous décidons d’une comédie si elle est bonne ou mauvaise, à proportion du plaisir que nous avons eu au spectacle ».

Je prévois l’objection toute juste que vous ferez. Vous me direz, Madame : il me semble que vous faites dire beaucoup de choses à ces femmes en bien peu de temps, et je vous réponds que j’ai tellement saisi tous leurs différents mouvements qu’elles m’ont donné le croquis du tableau et que j’ai cru ne rien hasarder en tâchant d’en achever la peinture : mais je n’ai pas encore dit tout ce qui peine. Savez-vous, ma chère Belle, de quelle manière ces femmes essentielles suivent le sage précepte que Chrysalde prescrit à son épouse ? Au lieu de se charger elles-mêmes de former l’esprit et le cœur de leurs enfants, elles confient le soin de leur éducation à des personnes qui ont renoncé au monde, et qui conséquemment n’en connaissent ni les usages ni les dangers, et qui souvent n’ont pas la plus simple notion de ce qui se passe sur cet immense théâtre. Quand une mère a mis ses filles au couvent, qu’elle leur a donné un maître à écrire, un maître à danser, un maître de musique, elle croit avoir agi prudemment ; elle ne s’inquiète plus de quelle manière elles sont élevées ; elle a soin de payer les pensions et les maîtres, c’est assez ; et elle dit partout hautement qu’elle ne néglige rien pour l’éducation de ses demoiselles, qu’elle espère les voir des filles accomplies, si elles répondent aux peines qu’elle se donne. A l’égard de la dépense de la maison, voici comme les femmes qui se piquent d’être du bel air, s’arrangent là-dessus ; elles appellent donner l’œil à tout, quand elles ont dit à leur maître d’hôtel : « j’ai quarante personnes ce soir ; faites que tout aille bien ; n’épargnez rien pour que le repas soit splendide. Je veux que la dépense que je ferai me fasse honneur. » Les convives louent l’habileté du cuisinier, la délicatesse et la nouveauté des mets ; la maîtresse du logis triomphe et se dit tout bas : je peux me flatter au moins que j’entends, on ne peut pas mieux, à dépenser mon bien, et que l’on dira avec juste raison que je donne très bien à manger ; quant à l’économie du ménage, les femmes du faux bon ton croient que c’est au-dessous d’elles d’entrer dans le détail de ces sortes de misères, elles laissent ces minuties à la charge d’une gouvernante. Satisfaites et tout enorgueillies d’avoir un carrosse superbe, de beaux diamants, des robes en dorure, des points d’Angleterre, tout émerveillées de savoir faire une partie de l’éternel quadrille, ou du piquant reversis, de se parer avec art ; de faire une visite à propos, de relever la conversation par un : « Ah qu’il fait chaud !… quelle heure est-il ? vous avez là une étoffe de fort bon goût, elle m’a frappé, elle vous sied divinement bien ». 

Enfin, ma Chère, je ne finirais pas, si je voulais vous écrire toutes les puérilités dont ces femmes à la mode sont susceptibles. Je ne me suis déjà que trop écartées de mon objet ; mon intention était de vous faire voir que les femmes du jour ne peuvent tirer aucun fruit de la comédie des Savantes ; au contraire, elles n’y trouvent que des raisons de se confirmer dans la répugnance qu’elles ont pour l’étude, et elles sortent du spectacle avec une grosse provision de mépris pour celles qui savent, qui ont de la littérature. Voilà le mal, à mon sens ; peut-être ne serez-vous pas de mon avis ; néanmoins je soumets avec plaisir mes observations à votre tribunal ; je vous connais équitable ; je sais que vous pouvez juger en connaissance de cause ; vous n’avez qu’à prononcer, quand même ce ne sera pas selon mes souhaits ; soyez sûre que je n’en murmurai point, parce que je suis persuadée que vous avez plus de lumières que moi.

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