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La Contre-histoire des Secrets d’Histoire : Molière, un « féministe » ?

Secrets d’Histoire et le Service public audiovisuel pris en flagrant délit de manipulation à la gloire du « grand Molière ».
45 minutes d’interview où j’expliquais, entre autres, en quoi il n’était pas féministe et combien il a nui aux « féministes » de l’époque et à leurs alliés.
2 minutes où je précisais en revanche qu’il sut dénoncer les violences masculines et les abus du patriarcat (sans pour autant le remettre en question).
→ Devinette : qu’est-ce qui a été conservé au montage ?
 
Résultat : une émission hagiographique et une interview tronquée. Mes propos ont été détournés pour soutenir la thèse portée par Stéphane Bern, assenée dans l’émission, selon laquelle «Molière était un féministe avant l’heure». Avec pour conséquence, une nouvelle fois, la triste binarisation du débat, à laquelle j’espérais échapper en invoquant le droit à la nuance.
 
La preuve en images…

Ci-dessous mon interview quasi intégrale et contextualisée, d’une demi-heure.

La cancel culture des Secrets d’histoire : cachez cet anti-féminisme que je ne saurais voir.

Fin octobre, la journaliste Laura Sahin me contacte par mail pour me demander un entretien téléphonique : Secrets d’histoire sur France 3 prépare une émission consacrée à Molière, à l’occasion des 400 ans de sa mort. Son rédacteur en chef considère que Molière était féministe, et informée de mes travaux sur les actrices et autrices de l’époque, elle souhaiterait avoir mon point de vue.

Passons sur le côté « anachronique » du terme féminisme, qui ne me pose pas problème : si le mot n’était pas encore en usage, la question du débat de l’égalité « femmes hommes » et l’existence des défenseurs et défenseuses des droits des femmes étaient bien déjà d’actualité, et ceci depuis plusieurs siècles, sous le nom de « Querelle des femmes ».

Je préfère alors me réjouir qu’en 2022, une émission de grande écoute sur un « génie » de notre histoire théâtrale, au moment de ses commémorations nationales, s’aventure à aborder la question de son positionnement concernant l’égalité des sexes  : c’est suffisamment rare pour saisir l’occasion.

Si l’axe défendu d’office par le rédacteur en chef me rend quelque peu circonspecte, j’accepte néanmoins, puisque le débat semble possible, la journaliste paraissant animée de l’envie sincère de présenter un contrepoint.

Début novembre, nous voilà alors parties pour 45 minutes d’interview où j’explique, entre autres, en quoi il n’était pas féministe et combien il a nui aux « féministes » de l’époque et à leurs alliés.

Mais 400 ans plus tard, Molière devint féministe… Amen. La messe cathodique est dite.

Pourtant, cette fois, Secrets d’histoire avait tous les éléments pour écrire une autre Histoire que celle, androcentrée, servie depuis le 19ème siècle. La preuve en mots et en images…

Bienvenue au Théâtre de l’Epée de Bois – de 0′ à 1’40 

Secrets d’histoire souhaitait un lieu emblématique de Molière et du théâtre classique. A ma demande, le Théâtre de l’Epée de Bois a aimablement accepté de nous accueillir pour cet entretien. Mes propos sur l’origine de ce théâtre de la Cartoucherie de Vincennes, entièrement construit par la troupe de L’Epée de Bois dans les années 70, ont été coupés. L’occasion ici de rendre hommage au travail de cette troupe, qui a consacré ce lieu aux grands auteurs du théâtre classique, et qui l’ouvre depuis plusieurs années à ses grandes autrices. C’est le seul lieu à Paris à ce jour à avoir accueilli la mise en scène du Favori de Madame de Villedieu, jouée en 1665 par la troupe de Molière, devant le roi à Versailles (voir plus bas) et celle de La Folle Enchère, de Madame Ulrich, représentée en 1690 à la Comédie-Française. La preuve que le matrimoine et le patrimoine peuvent faire bon ménage !

Ce sont les comédiennes qui ont fait Molière, et non l’inverse (Madeleine Béjart, les premières actrices professionnelles, Mlle Beauval) – de 1’40 à 5’35

L’émission est un contre-sens et un poncif de stéréotypes sur les comédiennes de l’époque. Stéphane Bern nous explique que Molière « composa des rôles spécialement pour les femmes et les plaça au-devant de la scène au même titre que les hommes. Sur les planches du théâtre, elles trouvent désormais toute leur place« . Et de nous présenter « les deux femmes de sa vie« , Madeleine et Armande Béjart, celle-ci constamment en chemise de nuit, soutenant et cajolant le grand homme, affairé à ses écrits.

Or, les comédiennes n’ont pas attendu Molière pour jouer et devenir des figures centrales du théâtre baroque. Elles s’étaient hissées sur les planches dès le début du 17ème siècle, grâce à des auteurs comme Hardy, Corneille, Rotrou et parfois grâce à leurs propres écrits ou qualités d’improvisatrices. Là encore, tous mes propos ont été inversés, et rien n’a été gardé sur les écrits de Madeleine Béjart dont on a conservé traces ou témoignages. On fait dire à George Forestier qu’ « elle fut programmée pour être une grande courtisane« , phrase sans doute coupée et sortie de son contexte, qui n’explique pas ce qu’était une « courtisane érudite » de l’époque, et comment certaines familles investissaient en effet dans le savoir et la culture de leur fille pour leur permettre de gravir les échelons. Des « courtisanes honnêtes » sont nées les actrices, des femmes libres qui pouvaient vendre leur image au lieu de vendre leur corps. Madeleine Béjart est le prototype de ces actrices lettrées qui ont aidé à la professionnalisation du théâtre et à la naissance du répertoire classique. Ce n’est pas Molière qui « a révolutionné le théâtre » avec des femmes à ses côtés, mais l’apparition des actrices qui révolutionna le théâtre. Et Molière arrive après cette révolution, il en est le « fils » ; les premières comédiennes professionnelles sont donc ses « mères de théâtre ».

(Passons également sur le comédien Baron, réincarné sur scène pour l’émission, qui aura droit au descriptif « merveilleux, autoritaire, drôlatique », alors que la puissante Duparc, placée devant sa toilette, devra se contenter de sa « beauté divine, de ses charmes » et de la référence à ses « 1 mètre 10 » de jambes…)

Cachez ces autrices que je ne saurais voir (Françoise Pascal et Madame de Villedieu) – de 5’35 à 9’55

Après avoir évoqué l’influence des comédiennes sur la vocation et l’écriture de Molière, j’ai abordé celle de certaines autrices de théâtre sur son œuvre. J’ai notamment mis son traitement des personnages féminins en parallèle avec ceux proposés par ces femmes.

Rien ne sera conservé au montage. Aucune mention de Françoise Pascal, l’autrice lyonnaise que Molière croisa sans doute lors de ses tournées à Lyon, et sur le fait que la Bélise des Femmes savantes ressemble étrangement à l’ « Amoureuse vaine et ridicule » de cette autrice. Pas un mot sur Madame de Villedieu, qui se fit connaître par son Récit de la Farce des précieuses, et une tragi-comédie intitulée Le Favori, montée par Molière. Pourtant, une longue séquence, en direct du château de Vaux-le-Vicomte, consacrée aux rapports entre Nicolas Fouquet et Molière, aurait été l’occasion d’en parler : seule pièce de l’époque abordant la disgrâce du Surintendant, Le Favori fut joué par Molière et sa troupe, avec un prologue de sa composition, au Château de Versailles, au milieu des orangers repris par Louis XIV au ministre disgrâcié…

Secrets d’histoire a beau être friand des anecdotes croustillantes au parfum de scandale, l’émission ne retiendra pas plus mon analyse du roman à clé de Madame de Villedieu, Les Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière, où l’autrice donne à lire entre les lignes le caractère scandaleux de la relation qui lia Molière à Armande Béjart.

Molière pour une liberté des femmes… sous contrôle (les personnages féminins) – de 9’55 à 12’35

« Avant-gardiste sur la cause des femmes« , « non seulement Molière intègre des femmes dans ses créations artistiques, mais il tient à défendre leurs droits en levant les tabous« … C’est sans doute le procédé le plus malhonnête de cette interview : m’y faire dire le contraire de ce que j’y défendais. A savoir que si Molière n’était pas un misogyne, il n’était pas non plus un féministe.

Au cours des 45 minutes d’interview, la journaliste, sans doute submergée par tant d’arguments à charge contre le féminisme de Molière, tente alors de sauver ma place dans le documentaire, en hasardant cette question surréaliste : « Qu’est-ce qui pourrait prétendre faire croire que Molière était féministe ? » On conserva alors mes 2 minutes de propos où je reconnus qu’il avait su, avec talent, dénoncer les violences masculines, les manipulateurs, les pères tyranniques et les abus d’un système patriarcal où l’homme doit dominer la femme (sans pour autant le remettre en question). Propos aussitôt suivis d’une  séquence coupée où je rappelle que la liberté sexuelle des femmes et la dénonciation des tyrannies paternelles garantissaient surtout la liberté économique, sentimentale et sexuelle des jeunes premiers…, que dans le duo père/fils, la jeune première était bien passive et réduite à une figure victimaire, et que Molière semblait redouter la vengeance de ces Dorine et autres femmes opprimées, lui-même pris dans l’étau de ce « double bind » perpétuel : à la fois libérer et garder sous contrôle.

Cachez ce savoir que je ne saurais voir (Les Femmes savantes et Les Précieuses ridicules) – de 12’35 à 

J’insistai alors sur le fait que Molière ridiculisa des femmes qui  réclamaient l’accès au savoir et l’égalité, à une époque où elles étaient attaquées de toutes parts et où l’entrée à l’Académie française leur était refusée. Que tirer sur l’ambulance n’était pas forcément du plus audacieux. Qu’il attaqua aussi leurs alliés, les « précieux ridicules », sans pour autant s’en prendre aux pédants du camp adverse (et notamment à ceux qui masculinisèrent la langue et la grammaire, atteinte autrement plus grave me semble-t-il que les préciosités langagières des salonnières). Qu’à côté de la satire, toujours saine et nécessaire, on aurait aimé aussi quelques portraits de femmes savantes non ridicules, aussi fins et « positifs » qu’une Henriette, qui « préfère être bête ». Un argumentaire qui n’est pas le fruit d’une pensée féministe « woke », anachronique, du 21ème siècle, puisqu’il est déjà porté, au milieu du XVIIIème siècle, par une romancière et autrice de théâtre, Françoise-Albine Benoist (à lire ici).

Au cours de cet entretien, j’ai rappelé que l’on ne pouvait pas plus considérer que Molière était « un féministe pour son temps », car il existait de vrais féministes parmi ses contemporains : et de présenter François Poullain de la Barre, et son Traité de l’égalité des sexes paru juste un an après Les Femmes savantes, au moment de la mort de Molière… (est-il mort sur scène ou dans son lit en lisant son Poullain de La Barre ? J’imagine, a posteriori, la reconstitution qu’aurait pu nous concoter Secrets d’histoire…). 

Tout un développement entièrement coupé, et remplacé par cette phrase de l’historien Jean-Christophe Petitfils : « Il se moque des femmes qui vont beaucoup trop loin ! » Sans doute suis-je moi-même allée beaucoup trop loin pour Secrets d’histoire ! Mea culpa, Monsieur Bern.

Conclusion : Molière n’est pas féministe, et alors ? – de 26’35 à 28’15

Molière, comme beaucoup de grands auteurs du théâtre classique, m’a fait aimer le théâtre. Oui, le sexisme des Femmes savantes me dérange profondément, tout comme la misogynie d’un Baudelaire ou d’un Sacha Guitry. Mais le talent de ces auteurs permet de dialoguer avec ces oeuvres, leur pensée, leurs paradoxes, ce qu’elles nous racontent de notre humanité, dans tous ses aspects. Le problème tient au fait que l’on empêche toute lecture politique de ces oeuvres, que l’on sacralise ces auteurs sur un plan moral et idéologique, au point qu’on leur fait dire le contraire ce qu’ils ont écrit, pour qu’ils correspondent parfaitement à l’ « honnête homme » républicain du 21ème siècle bien sous tous rapports.

Rappelons que cette année encore, le thème de « Molière et les femmes » est au programme de l’option théâtre du Bac. Que l’Éducation nationale a bien pris de soin de ne pas y inclure les pièces qui « fâchent », à savoir Les Femmes savantes et Les Précieuses ridicules. Une émission comme celle-ci vient donc formater de jeunes esprits (et conforter des enseignant.es) à une lecture de Molière totalement hors du temps, vidés des enjeux idéologiques et politique de l’époque concernant l’égalité femmes-hommes. Cette même lecture schizophrénique à laquelle ma génération s’adonnait aussi : essayer de trouver géniaux, drôles et progressifs les discours de Molière contre les femmes savantes, et tenter de prendre parti pour cette Henriette si spirituelle, modérée et garante de la paix des sexes. Oui, continuez à apprendre, à passer votre bac, jeunes femmes, mais ne soyez pas trop ambitieuses, n’allez pas taguer les murs, postuler à la direction d’un CDN, dénoncer les harceleurs, balancer les porcs… Jeunes hommes, soyez vous aussi un « bon féministe » comme le fut Molière : pas un « woke », mais un féministe qui ne va pas « aller trop loin », ni vous parler d’intersectionnalité, de femmes puissantes, d’hommes dominants. Un féministe à la sauce « Secrets d’histoire ». Bref, un non-féministe. 

*****

Cette émission fut « patrimoniale », au sens propre du terme : réalisée à la gloire d’un « grand homme », par des hommes, avec des hommes… et quelques femmes (amusez-vous à les chercher au générique). Des femmes toujours debout, en promenade, ayant pour mission de mettre en valeur un lieu et des archives. Cinq hommes dans un fauteuil rouge, filmés en gros plan, récurrents, détenant la parole royale, celle des doctes,  confortablement installés sur leur séant. Et ce parfait paradoxe : défendre l’idée que Molière a servi les actrices et les a mis au devant de la scène, sans jamais présenter une seule scène interprétée par des comédiennes d’aujourd’hui (les quelques scènes extraites de mises en scène données à la Comédie-Française ne présentent que des acteurs). 

Arrêt sur images, suite à ma réaction sur les réseaux sociaux, a rédigé une enquête : « Bern maltraite-t-il les historien.nes dans Secrets d’histoire ?« , où « plusieurs spécialistes regrettent d’avoir servi de caution scientifique à des récits fantasmés de l’histoire, au mieux loin de leurs travaux, au pire en inversant le sens de leur intervention au montage » (dont George Forestier pour cette émission, mais aussi Eliane Viennot et Sophie Vergnes pour de précédents épisodes). 

Stéphane Bern, qui se plaint de l’égo démésuré des historien.nes (!), conclut qu’il vaut mieux parler et dire des contre-vérités que risquer de ne pas être écouté : « Est-ce que le plus important n’est pas que deux millions de personnes se soient intéressées à Molière, et d’avoir donné envie de creuser le sujet ? » Apparemment, le bon peuple n’est pas prêt à tout entendre, et ne pourra surtout pas compter sur Secrets d’histoire pour creuser le sujet, ni même donner les bonnes pistes. 

Molière aurait sans doute croqué avec beaucoup de talent ces petits marquis du Service public.

** Je recommande la lecture de cet article de la philosophe Nicole Mosconi, «La femme savante : figure de l’idéologie sexiste dans l’histoire de l’éducation », où la chercheuse démontre que la pièce Les Femmes savantes de Molière est « une réponse à la préciosité, ce mouvement d’émancipation intellectuelle et morale des femmes du XVIIe siècle que l’on peut qualifier de « féministe », et face auquel Molière se fait le porte- parole de la majorité antiféministe « sexiste » donc».

A lire en libre accès ici (Revue française de pédagogie  Année 1990-93  pp. 27-39

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